Lila Azam Zanganeh, « L’Enchanteur : Nabokov et le bonheur »

altParmi les innombrables ouvrages consacrés à Vladimir Nabokov, celui de Lila Azam Zanganeh constitue une exception.

Loin des biographies et des monographies de toutes sortes, c’est à une visite guidée très personnelle de l’imaginaire de Nabokov que nous convie ce livre, entre essai et fiction. Une promenade littéraire qui, sur le mode ludique, nous introduit au coeur même de cette oeuvre labyrinthique, et dont le fil d’Ariane n’est autre que le bonheur. Initiation à la littérature, ce texte est aussi un acte de foi dans le pouvoir des mots.

 

Lila Azam Zanganeh, L’Enchanteur : Nabokov et le bonheur, traduit de l’anglais par Jacuta Alikavazovic, Paris, Éditions de l’Olivier, 2011.

Née à Paris de parents iraniens en exil, Lila Azam Zanganeh est normalienne.

Michel Schneider, « Sombres Bonheurs », Le point, 30 décembre 2011. 

Elle n’aimait pas lire, n’écrivait rien et enseignait cependant la littérature et le cinéma à Harvard. Puis, un jour, elle a ouvert Ada ou l’ardeur, de Nabokov, et s’est mise à écrire. Pour Lila Azam Zanganeh, enchantée par l’auteur de L’enchanteur (écrit en 1939 et publié en 1986), commençait une grande histoire d’amour avec un écrivain mort quand elle avait 10 mois. Leur amour fut de papier, comme d’ailleurs au fond celui de Humbert Humbert, écrivain rentré, pour sa nymphette. Elle ne fut pas sa Lolita, malgré un prénom qui la prédestinait à devenir un de ses personnages, mais après tout Nabokov n’était pas non plus H H.

Lila Zanganeh nous fait entrer par effraction dans la tête de son grand auteur au long (on devrait dire au court, tant le lecteur vole, léger, dans la lumière de ses phrases) de quinze chapitres où se mêlent photos, diagrammes, paragraphes introduits par une lettrine, citations, anecdotes et commentaires, fausse interview dans la chambre 65 du Montreux Palace et vrais bonheurs d’écriture. Les meilleurs biographes d’écrivains sont des écrivains. Quand leur vie ressemble à celle de leur idole, on se perd entre miroir et sujet, portrait et autoportrait. Comme Nabokov, l’auteure, qui écrit en anglais, est une enfant de l’exil. Née dans une famille fortunée chassée d’Iran en 1979, elle vécut et étudia à Paris, comme Nabokov quitta sa Russie natale pour la France. Puis elle gagna l’Amérique, comme il le fit en 1940.

Dans ce livre léger et grave, entre essai et fiction, où Zanganeh feint de se souvenir de lui comme d’un ami, on se croirait chez le plus russe des écrivains américains. Le malheur a des couleurs vives : drapeau d’une révolution, rires des arlequins, lèvres roses de Lolita. Et le bonheur prend des teintes sombres : ailes de papillons mordorés, salles de cinéma enfumées, jeunes veuves au teint mat mirant leur mélancolie dans le noir d’une tasse de thé. Les enchanteurs sont comme ça, ils ne transmettent pas la réalité, ils transposent, transfigurent, transcendent le réel. « Même dans l’obscurité, Nabokov nous parle, et les choses tremblent dans leur beauté chatoyante. » Zanganeh nous parle. Du noir et dans le noir, mais on referme le livre en se demandant si, captive des irisations de la prose de son maître, elle pourra rompre avec l’enchantement de sa lecture fervente et faire un second livre. Peu probable qu’elle se contente, comme Lolita, de vivre le malheur banal de l’ici et maintenant.