L. – Cécile Jeanson
C’était à S., telle que je la vois encore parfois la nuit, au creux des champs plats invisibles, comme une ombre cachée sous un arbre. Dans l’ombre, encore plus, le dessous d’un autre arbre feuillu, vu celui-ci depuis un balcon, pas très loin de la méditerranée, dans la rumeur d’une petite ville que j’ai tant imaginée, au soleil brûlant…Un soleil brûlant sur une route trop grande pour l’Europe, et très loin de toute forme d’eau, dans un nuage de poussière de sable, qui se gonfle tant de sable et d’air, devenant si gonflé de sable volant noircit qu’on ne voit plus aucun arbre ni le balcon, seulement une chevelure couverte de sable des routes, et une nuit noire. Une fille de notre âge, de dos, avec les cheveux longs mouillés, lit sur le balcon perché dans les branches d’un arbre, en robe courte. Elle lit profondément, puis un jour toi aussi tu me dis que tu as relu ce roman cet été. Une fille de notre âge à peu près (je ne me souviens jamais quel âge j’ai) les cheveux pleins de poussière de route de nuit, allongée sous les branches dans une ombre qui forme comme un trou, on pourrait croire qu’elle fait semblant de lire parce que quelqu’un la regarde de très loin, ou alors elle a beaucoup oublié. Toutes ces portes qui se ressemblent…Des mois plus tard, tu me diras que tu viens de le relire, et des années plus tard, au milieu des sapins et de l’asphalte dorée à toute vitesse, je ne serai pas loin pour la première fois, mais il n’y aura pas de sable, et j’entreverrai ce trou creusé dans les airs pour s’asseoir dessus, et la plongée dedans, un été, ou plusieurs étés.
Un jour nous prenons alors l’avion, nos cheveux ont poussé mais sont plus courts, pour une ville sans mer, tu n’as pas besoin de me dire que tu le relis, car cette fois je peux le voir, tu le relis, dans les airs, encore une fois, tu aimes bien lire dans les airs on dirait, et entre le hublot et toi qui relit, je vois toutes ces portes défiler, fermées et numérotées, sous un soleil où se fond la route par les fenêtres, et une fille qui regarde le sable passer.
Quelques jours plus tard, je me retrouve encore à côté de toi, allongée, tu continues de le relire. Nous sommes arrivées dans cette ville entre les collines et le souvenir du soleil d’une autre saison, et de la même façon que dans d’autres nuits, je ne sais plus si je suis avec toi à R. ou à L. Je l’ai lu dans la nuit aussi, mais quand je ferme les yeux, il me semble que le lit était dans un autre sens que dans le sens du lit de cette chambre.
Le lendemain ou la veille, nous allons quelque part en train aérien, assises l’une en face de l’autre, le train fonce avec nous dans la ville, tu es plongée dedans et je suis dans une autre histoire juste avant d’en sortir, sur le quai où tu me dis, en marchant vers des escaliers, que tu viens de le finir. La lumière est celle du quai d’une ville inconnue où je ne suis jamais retournée et je crois que tu n’y es pas retournée toi non plus, peut-être que tu t’en souviendrais. Je ne me souvins pas de la matière du ciel le jour où j’avais fini de le lire, et pendant que nous marchions côte à côte, je me rappelais aussi que j’avais oublié la fin. Je l’avais su dès l’avion, mais j’avais pensé que le temps que tu arrives à la fin, elle me serait revenue. Quelques instant avant, je regardais la route passer par la fenêtre derrière toi. Des bouffées de sable et de sang. Il restait souvent de la poussière d’ailes sur les parois des bocaux où on les avait enfermés. Et tu ne m’as pas raconté la fin alors pendant que nous grimpions ces escaliers…
Dans l’hiver, à L. où je viendrai te rendre visite en train, bien plus tard, tu viendras de lire un roman que tu n’avais pas encore lu, et moi non plus, et tu me raconteras…le souvenir surgissant de disparus face à une salle de classe… dans cette petite chambre à papier peint de fleur, à l’étage d’un immeuble aux deux fenêtres grandes ouvertes sur une immense prairie brouillée de fines gouttes d’eau blanches et mousseuses dans les branches, qui furent tout à coup soufflées, tellement soufflées, jusque sur nos habits, nos papiers dessinés, et nos livres. À mon réveil de retour à P., je le chercherai pour le lire, et par les fenêtres fermées il commencera à pleuvoir, une fine mousse d’eau de prairie du nord.